Les motivations d'un groupe sont multiples : certains recherchent la gloire, d'autres la mélodie parfaite ou un moyen original de gagner leur vie. Chokebore, insulaires débarqués à Los Angeles, se moquent de toutes ces considérations. Seule compte la musique. Commence alors une quête magique : créer l'alchimie idéale entre beauté et tristesse, folie et générosité. Chokebore ne compose pas, il ressent. Chokebore ne réfléchit pas, il respire. Chokebore écrit pour les humains dotés d'un cœur et d'une âme... pour les dauphins aussi.

C'est sous le nom quelque peu énigmatique de Dana Lynn que ces hawaïens apparurent pour la première fois. Une démo et un passage remarqué sur la vidéo de skate-board Acme, et les voilà signés sur le label mythique Noise Amphetamine Reptile Records. Histoire banale ? Certes, mais avec une musique déroutante, hautement émotionnelle, le genre de chanson qui vous interpelle, vous remémore un moment passé, un instant cher et poignant. La comparaison avec les Pixies ou Nirvana (avec qui ils ont tourné), pas totalement injustifiée, se révèle très vite réductrice et facile : "Nirvana jouait des parties clean, tout comme nous, et aussi des parties crades, tout comme nous. Mais c'est une façon un peu basique de résumer les choses. On préfèrerait être comparés à Chokebore...". Qu'importe, il est désormais aisé de comprendre l'importance d'un groupe comme Chokebore. Ses deux premiers albums ("Motionless" et "Anything Near Water") s'enchaînent à la perfection et suivent une logique naturelle. Tout est voulu sans être programmé, réfléchi. "A Taste for Bitters", nouvel opus (enregistré en France, à Angers) marque la fin d'une trilogie mais le commencement d'une odyssée sonique, à la fois douloureuse et jouissive. La vie comme jamais le rock ne l'avait contée. Troy (chanteur) n'a jamais oublié ces instants passés à méditer au bord des falaises d'Hawaï...

"On a beaucoup tourné ces derniers mois et on a vécu des choses intenses. On a eu le temps de créer de la musique vraiment... folle (rires). On souhaite accoucher d'une musique belle et triste, bruyante et réelle, vraie. "A Taste for Bitters" est la chose la plus triste que l'on ait jamais enregistrée. Et c'est ce que l'on désirait. Vivre en jouant nos morceaux nous rend heureux mais la musique triste nous touche. Je ne me souviens pas d'un groupe en particulier mais je me rappelle, étant gamin, avoir été bouleversé par des mélodies d'une tristesse incroyable. On ne peut rien faire contre une chanson qui donne envie de pleurer. C'est trop fort !!!" Pleurer en écoutant Chokebore reste bizarrement une sensation apaisante, agréable. Et une chanson qui vous rendra triste un jour vous procurera une immense joie le jour suivant. Il est alors évident que la communication est primordiale pour le groupe. Chokebore veut partager ses émotions avec le public. L'échange est indispensable, voire vital : "On peut voir que quelqu'un écoute et comprend notre musique à l'expression de son visage, à sa façon de se mouvoir. Si quelqu'un se contente de danser, de slamer, on sait qu'il apprécie l'énergie mais qu'il ne comprend pas vraiment. Mais si une personne bouge de façon étrange, se moque de tout ce qui l'entoure, a vaincu sa timidité, alors on sait qu'elle écoute et comprend Chokebore. Sur scène, il n'y a plus d'ego, juste la musique. Tu es parti ! Tu ne peux plus être que toi-même. C'est une liberté très agréable. Je me sens comme ça tout le temps mais si je me conduisais comme ça dans la rue, on m'arrêterait... On a trouvé un moyen, avec Chokebore, de péter les plombs. C'est une bonne chose ! On n'a pas le temps d'être timide. La vie est courte... Jouer dans un groupe est une façon bizarre de rencontrer des gens..." Le fait que Chokebore ait vécu toute son adolescence sur une île perdue en plein milieu du pacifique n'explique pas tout. Cette hypersensibilité était là avant même que Troy, None, J. Franck P. et Jon écoutent leur premier disque. Ces mecs étaient destinés à vouer leur vie à la musique. A 18 ans, Troy traumatise sa mère pour qu'elle lui achète une guitare. Sans vraiment savoir pourquoi. Juste ce sentiment trop fort pour être contrôlé. Après des formations punk locales, les membres de Chokebore sont rapidement passés à autre chose : "Dès la première semaine, on avait composé quinze morceaux. Tout ce qui sortait se transformait en une chanson. Là, on a réalisé qu'on était totalement libres. On pouvait jouer ce qu'on voulait. Mais on avait besoin de cette liberté... Tu dois trouver quelque chose que tu aimes vraiment pour te sentir libre et rester en vie. Former Chokebore n'a pas vraiment été un choix, plutôt un besoin. On devait jouer."

Mais Troy ne se limite pas au groupe et travaille depuis quelques années déjà sur un livre. Une activité parallèle, indispensable à son équilibre : "C'est avant tout un bouquin pour moi-même. Je ne sais pas quand il sera terminé, mais ce n'est pas important. Ce qui compte, c'est que j'arrive à écrire un bouquin durant mon existence. C'est un but, un sens donné à ma vie!  Je ne serais sans doute jamais publié, l'histoire est trop bizarre, surréaliste. Ca commence avec un homme qui se souvient de ses rêves. D'un rêve fait dans un rêve, alors il rêve d'un autre rêve qu'il a fait et ainsi de suite. Ca n'a pas grand-chose à voir avec l'écriture de paroles. Pour une chanson, tu vas écrire : "Le monde est un bel endroit". Une seule phrase. Pour un livre, tu vas écrire : "Le monde est un bel endroit". Pourquoi ? Et là, tu as un chapitre (rires)."
Difficile de croire que les hawaïens évoluent quotidiennement dans l'enfer urbain qu'est Los Angeles. Leur musique, à la fois paisible et torturée, n'évoque à aucun moment le stress et la violence inhérente à la mégalopole californienne. L'American Dream ne signifie rien pour Chokebore, pas plus que cette illusion de liberté que croient éprouver des millions de Californiens dans leurs rutilantes voitures de sport. Mais L.A. n'est qu'une étape (une épreuve ?) dans l'histoire du groupe. On ne serait pas surpris de voir ces drôles d'êtres humains s'installer en Europe et, pourquoi pas, en France : "Los Angeles est une ville folle, trop agressive. On habite là depuis quelques années et on a rencontré très peu de gens cool. Aller aux Etats-Unis était plus une "fatalité" qu'une réelle envie. Vivre de ta musique à Hawaï, c'est impossible. C'est trop petit. On devait partir. On a choisi la Californie parce que plusieurs de nos amis y résidaient déjà. C'était vraiment génial de s'imaginer que l'on allait jouer. La grosse quantité de groupes en activité à L.A. ne nous a pas effrayés. Ca a été dur mais on a persévéré et encore persévéré. Et on a réussi. On ne veut faire que ça. Jouer, jouer et encore jouer. Rencontrer des gens qui comprennent et aiment toutes sortes d'arts pour les bonnes raisons. Simplement faire ce que l'on a envie de faire... et être libres."

Elliot Constantini
Rage #20
septembre–octobre 1996