Beaucoup l'espéraient, c'est désormais chose faite. Les trois membres historiques de Chokebore sortent de leur silence prolongé pour présenter un cinquième album, le bien nommé It's a Miracle, qui les voit s'extraire de la gangue noisy dans laquelle ils étaient longtemps restés englués. Capables de multiplier les chansons lyriques et incisives comme autant de petits pains, le seul grand groupe hawaïen recensé à ce jour décrit avec une passion intacte son amour pour l'émotion et les mélodies.

Il y a des signes qui ne trompent pas. Avant même tout contact visuel, la présence des membres de Chokebore dans les locaux de leur distributeur parisien, Chronowax, se signale d'abord par une proportion exceptionnellement élevée de salariés occupés à se frotter le cou, pour prévenir l'apparition des premiers symptômes d'une épidémie de torticolis galopante. A l'arrivée des trois gentils géants, tout s'explique : les monts Chokebore culminent à des hauteurs qui contraignent, de fait, le commun des mortels à se contenter d'une vue en contre-plongée sur le bout de leur menton. Et si Troy Balthazar, chanteur charismatique et tourmenté, et les frères Kroll sont originaires d'Hawaï, leur patrimoine génétique les a davantage prédisposés à la pratique du basket qu'à celle du surf. Coïncidence ou signe du destin ? Au propre comme au figuré, c'est bien la tête dans les étoiles, l'inspiration dans les sommets, que le trio d'échalas a composé It's a Miracle, un cinquième album bouleversant d'intensité, lentement peaufiné pendant près de quatre années.

Accouchement

"C'est vrai qu'on a pris plus de temps que d'habitude", explique Frank, le bassiste. "Pour plusieurs raisons. D'abord, on a changé de méthode de travail. On a répété assez intensément pendant de brèves périodes alors que pour les disques précédents, on entrait en studio, on bossait à fond toute la journée pendant une ou deux semaines, et c'était réglé. Là, le processus était beaucoup plus lent, progressif. On enregistrait des petits bouts, on s'arrêtait quelques jours, et ainsi de suite. En fait, c'est beaucoup plus difficile de s'arrêter de travailler sur un morceau et puis d'y revenir en essayant de retrouver les mêmes émotions, au lieu de s'asseoir et de saisir l'inspiration sur le moment, comme elle vient. En plus, pendant deux ans, nous avons beaucoup tourné pour assurer la promo de Black Black, en Europe et au Japon, mais aussi aux Etats-Unis où nous n'étions pas allé depuis longtemps. Et puis, après presque dix ans de travail intensif, nous avions tous besoin de vacances, de profiter un peu de la vie. Nous étions vraiment épuisés, aussi bien mentalement que physiquement". Cette lassitude s'explique aisément quand on sait que les trois hommes, depuis leurs débuts en 1992, se sont consacrés à leur musique comme d'autres entrent en religion : avec une ferveur et une dévotion exclusives que Troy Balthazar décrit sans complaisance ni regret. "Nous avons tous fait des sacrifices depuis dix ans sur le plan financier, amical, amoureux. Il faut savoir faire des choix qui sont parfois douloureux. Moi, j'ai toujours considéré que la musique était plus importante que la vie réelle. Soit tu sors tous les soirs avec tes potes, soit tu restes à la maison pour écrire des chansons sur les gens qui s'amusent dehors. J'ai choisi mon camp, sans doute définitivement. Je connais mes priorités". C'est sans doute pourquoi les dernières chansons composées par Balthazar apparaissent comme autant de mises en abyme et de réflexions sur sa propre activité de songwriter et de musicien. Ciao L.A. ? Un retour nostalgique sur la tournée de Black Black. I Love Waiting ? Une confession troublante sur ses sentiments à l'égard de ses propres disques et des sensations éprouvées sur scène. Little Dream ? It's a Miracle ? "En fait, le rêve et le miracle dont il est question dans ces deux morceaux, ce sont les chansons elles-mêmes. La naissance d'une nouvelle mélodie, d'un texte, m'a toujours semblé assez miraculeuse et magique. D'où ces titres. C'est vrai, j'écris souvent sur le fait d'écrire. En un sens, ça peut sembler narcissique, mais c'est tellement passionnant, tellement important à mes yeux. Je serais vraiment prêt à tout sacrifier pour qu'un album sonne bien, et je pense que les autres membres du groupe pensent la même chose. Sinon, ça ferait longtemps qu'on aurait splitté".

Obèse

A l'écoute de cette profession de foi, on ne peut s'empêcher de rassurer Balthazar : une telle abnégation n'aura pas été vaine. En une poignée d'albums, la chenille hardcore des débuts s'est métamorphosée en papillon mélodique, alternant les titres pop directs et efficaces à la Pixies et les atmosphères progressives et mélancoliques. Quand tant d'anciens rockers destroy vieillissent en transformant leurs fulgurances initiales en rituels pathétiques et continuent à singer les provocations sonores de leur jeunesse, Chokebore assume son âge et sa maturité. "C'est assez agréable de vieillir. Nous ne referions plus les mêmes albums, mais nous n'avons honte de rien. Une phrase du nouvel Lp résume assez bien notre sentiment à cet égard : I am not ashamed of what we were. Les anciennes chansons sont difficiles à écouter, parce qu'elles contiennent toujours quelque chose de très personnel et de très lointain à la fois. Mais en même temps, elles sont très pures, pas du tout calculées. Il y a des textes que je ne réécrirais plus aujourd'hui, mais j'assume tout : je sais qu'ils étaient totalement sincères sur le moment et je pense que cela s'entend. De toute façon, quand les gens nous écoutent, ils sont souvent plus sensibles que nous au changement, mais quand on le vit au quotidien, de l'intérieur, on ne remarque pas nécessairement les mêmes choses. C'est beaucoup plus lent, plus graduel. C'est comme si tu avais un colocataire obèse qui se mettait à faire un régime. Quand tu le vois tous les jours et que tu vis avec lui, tu ne remarques rien. Par contre, quelqu'un qui ne le croise que tous les trois mois va dire : 'Tiens, il a maigri !'" Les résultats de ce régime draconien auquel Chokebore a soumis sa musique saute forcément aux oreilles de tous ceux qui les avaient quittés en 1998. Des chansons toujours mieux écrites, des textes plus élaborés, des climats musicaux qui laissent davantage de place à l'émotion qu'à l'agression : le temps des cris et de la saturation paraît bien loin. "Nous faisons plus attention aux arrangements aussi. C'est normal, quand on débute, on profite juste de l'opportunité d'enregistrer un album, sans trop se poser de questions. On a toujours eu envie d'innover sur le plan du son, mais on n'avait pas toujours le temps. Il n'y a aucune raison de s'enfermer dans les frontières d'un genre. On est prêt à tout du moment que ça sert les chansons. En fait, je commence déjà à entendre le prochain dans ma tête. Je voudrais qu'il soit encore plus émancipé du format rock, du modèle guitare-basse-batterie. C'est une structure que nous connaissons trop bien maintenant et qu'il est plus intéressant de casser. Peut-être en n'utilisant qu'un seul instrument par chanson. Mais pas en faisant venir d'autres musiciens. Si l'on n'est pas capable de jouer des maracas, personne n'aura le droit de le faire à notre place ! (Rires)" Cette manière de maintenir la porte close à tout renfort venu de l'extérieur est caractéristique du fonctionnement d'un groupe qui affiche avec fierté une véritable autarcie esthétique. Mélange paradoxal et détonant d'autisme et de lyrisme, la musique de Chokebore est, si l'on en croit le groupe, totalement sourde aux influences extérieures. Là où tant d'autres se prêtent de bonne grâce à l'exercice imposé qui consiste à exhiber ses références comme autant de cautions, Balthazar renvoie depuis toujours aux interviewers trop curieux une fin de non-recevoir. "Tous les journalistes nous demandent de citer nos groupes préférés. Au début, ils voulaient absolument qu'on leur dise qu'on s'était inspiré de Nirvana. Maintenant, ils nous parlent tous de Radiohead. C'est toujours difficile de répondre à cette question parce que pour nous, elle n'est pas vraiment pertinente. En réalité, nous n'avons pas l'impression de devoir quoi que ce soit à d'autres groupes. Bien sûr, il nous arrive d'écouter des disques, mais nous n'essayons jamais de les copier ou de nous en inspirer". Et Frank de renchérir : "Quand j'écoute de la musique, ce n'est jamais quelque chose qui ressemble à la nôtre, avec des guitares. En général, je recherche plutôt le dépaysement. Quels que soient nos goûts, il n'y a rien qui nous unit tous les trois ou qui transparait vraiment dans notre musique. L'autre jour, j'ai entendu une chanson de Sade qui m'a beaucoup plu. J'ai trouvé le feeling et le son géniaux, mais ça n'a rien à voir avec ce que je vais jouer ensuite. Ce n'est pas une influence. En fait, je ne suis pas vraiment à l'affût des dernières nouveautés, sauf quand je dois faire un cadeau de Noël à ma nièce. Un peintre ne passe pas non plus son temps dans les galeries pour acheter les tableaux des autres. Il reste chez lui et il travaille". Tout entier tourné vers son oeuvre, Chokebore n'a jamais autant semblé dépourvu de cynisme et d'ostentation. Il suffit, pour se convaincre de la sincérité de sa déclaration, d'écouter Balthazar évoquer avec une émotion pas encore dissipée la perte d'un recueil de textes, dérobé il y a cinq ans par un fan mal intentionné. A l'évidence, cette blessure que l'on croyait refermée est encore béante. "Le vol ? J'y pense encore, ça m'a dégouté de l'écriture pendant un bon moment. Quand je restais à la maison pour bosser, j'avais l'impression de créer quelque chose de définitif, beaucoup plus stable que ma pauvre vie. Et soudain, j'ai pris conscience du caractère éphémère, fragile de l'écriture : on peut la détruire, la voler. Et je ne récupererai jamais ces textes. Un an et demi de ma vie sont partis en fumée. Mais il faut bien continuer, même si c'est difficile. Vraiment difficile".

Matthieu Grunfeld
Magic #61
mai 2002