Depuis Anything Near Water, son second album en 1995, Chokebore fait sérieusement figure d'outsider au sein de la scène indépendante américaine. Des mélodies incisives alliées à un sens de la retenue noisy ont déjà su séduire un public fidèle mais avec Black Black, ci-devant quatrième Lp, les enchères ne vont cesser de monter. Sorte de Radiohead sans ambition progressive, Chokebore finira bien par devenir le groupe de demain.

De passage à Paris, lors de leur tournée européenne, les quatre membres de Chokebore apparaissent détendus (peut-être un peu trop), déterminés, après plus de cinq ans passés à dédier leur vie à la musique, quitte à laisser derrière leur vie privée : "C'est dur d'avoir une petite amie dans ces conditions, mais nous avons fait un choix. Nous voulons juste jouer de meilleurs morceaux, nous améliorer", confie Troy Von Balthazar, chanteur déjanté au patronyme hérité des origines russes de sa mère. "De toute manière, nos morceaux évoluent toujours sur scène à force de les jouer si souvent. C'est la raison pour laquelle je pense que les gens doivent venir nous voir et pirater le concert !" La scène est l'endroit où la musique de Chokebore se transcende. Le réservé Jonathan Kroll passe tout le concert dans son coin à sortir des notes épurées et bouleversantes de sa guitare tandis que son frère, l'exubérant Frank, martèle sa basse avec conviction. Quant au batteur, ils en ont déjà usé deux et Mike Featherson vient juste de se joindre au groupe. Reste Troy, second guitariste et surtout chanteur au charisme incroyable. C'est simple : à chaque concert, il monopolise toute l'attention. Il tournoie autour du micro en défiant les lois de la gravité, interprète les morceaux d'une voix chevrotante et semble réellement possédé par la furie mélancolique de Chokebore : "Je suis généralement sobre sur scène, je trouve cela beaucoup plus intense que lorsque je suis à moitié saoul. Tout est plus clair et plus vrai... C'est le seul moment où je me sens être dans l'instant présent". Sans lui, Chokebore n'aurait pas de raison d'être : il rend ces morceaux, que l'on pourrait à première écoute un rien pop grunge conventionnel, immensément attachants. D'ailleurs, l'Europe et la France ne s'y sont pas trompés puisque, depuis quelques années, le succès des tournées du groupe s'intensifie et qu'il est en passe de faire le grand saut, avec un nouvel album aussi puissant et tendre que ses prédécesseurs. A nouveau enregistré au studio Black Box, près d'Angers, avec l'assistant de Iain Burgess, Peter Deimel, Black Black sort sur Boomba Records, la nouvelle structure d'Amphetamine Reptile en Europe. Bizarrement, une sortie aux Etats-Unis n'est pas encore programmée même si Troy "espère qu'il sortira sur Am.Rep. prochainement". En effet, refusant toujours les offres des majors, Chokebore a décidé de rester furieusement indépendant. "Quand on revient à Los Angeles, on voit tous ces groupes qui viennent de terminer une démo, après s'être fait virer par Virgin ou RCA, et qui essaient de trouver un label qui veut bien d'eux... Alors que nous, on revient d'une tournée en Europe avec un nouvel album sous le bras", assure goguenard Frank.

Nirvana

La première chose qui frappe l'auditeur en découvrant la musique de Chokebore sur Black Black est la lenteur des morceaux. Ce n'est qu'après que l'on perçoit la profondeur cachée derrière des mélodies mélancoliques que caressent à rebrousse-poil les guitares noisy, comme sur ce Speed of Sound, au titre forcément ironique puisqu'il évoque plus le sens de la vélocité vu par Codeine que par les Pixies dernière période. Ceci dit, ces deux groupes cruciaux se retrouvent magnifiés dans le répertoire de Chokebore. Et c'est à ce moment là que survient le single de l'album, l'évident You Are the Sunshine of My Life au refrain désenchanté où le groupe se réveille dans un sursaut mélodique étonnant. Plus loin, The Perfect Date devrait convaincre tout bon fan de musique noisy et mélodique. Mais, ne comptez pas sur les quatre amis pour vous parler de leurs influences. Sur la défensive, Troy et ses acolytes vous objecterons qu'ils préfèreraient être comparés... à Chokebore. Ainsi, si vous tentez d'évoquer Nirvana avec qui, en plus de partager un sacré sens de la mélodie et du bruit, ils ont également joué à l'automne 1993, le leader admet seulement qu'ils s'en souviendront toute leur vie. "Mais je ne pense pas que cela a vraiment aidé notre carrière... J'ai écouté leurs morceaux à la radio, mais je ne les ai pas réécoutés depuis. De toute façon, ils n'ont eu aucune influence sur notre musique". Et lorsque vous vous risquez à dire à Troy que sa manière de chanter évoque celle d'un Thom Yorke, pour cette façon de laisser traîner nonchalamment sa voix en marmonnant des paroles subtiles avec la même grâce, il vous répond, sans forfanterie, qu'il n'a jamais entendu Radiohead, "ou alors... Ah, si : ils n'ont pas un morceau qui s'intitule Creep ?".

L'écriture

En revanche, Troy se fait beaucoup plus bavard dès qu'on l'interroge sur sa personnalité. "La vie quotidienne m'ennuie. Elle ne m'intéresse pas. Toute une partie de mon cerveau est vraiment ignorante. Je ne suis pas très fin sur pas mal de trucs. Par contre, je le suis sur deux, trois choses qui sont justement celles sur lesquelles je désire être sensible. Ce que j'écris est pour moi plus important que la manière dont je vis.". L'homme semble comme totalement investi dans ce qui l'anime, d'une manière beaucoup plus intense que la plupart des chanteurs de ce style.

"J'aimerais pouvoir dire que je ne prends pas ma musique sérieusement, ma vie en serait beaucoup plus facile. (Pause) Mais, je prends ça très au sérieux parce que c'est la seule chose que je peux préserver, la seule qui, pour moi, ait de la qualité et qui ne soit pas une blague, qui ne ressemble pas au quotidien". Il suffit de se pencher sur ses paroles pour être convaincu de sa sincérité. Souvent, Troy utilise des phrases imagées comme auraient pu le faire les surréalistes et le pouvoir de suggestion s'en trouve ainsi démultiplié. "Sur cet album, c'était vraiment difficile pour moi car des pages et des pages de notes ont été résumées en deux phrases pour certains textes. Bien sûr, je pourrais mettre l'intégralité de ces brouillons sur internet, mais je préfère attendre qu'ils soient vraiment bons et sortir un bouquin. C'est l'un de mes buts". Il y a quelques temps déjà, Troy avait déjà évoqué la possibilité d'écrire un livre. Que s'est-il passé ? "L'année dernière fut une période très intense pour nous et j'ai beaucoup écrit. Je notais tout ce qui me passait par la tête. Et lors de l'un de nos concerts en Espagne, on nous a volé nos sacs, avec cette sorte de manuscrit. Le lendemain, nous les avons retrouvés, mais sans le livre... Je ne me souviens même plus de ce que j'avais écrit. La perte de ce cahier a ralenti ce projet qui me tient particulièrement à cœur. Je pensais que mes petits enfants auraient pu le lire. J'ai réalisé alors que rien n'était permanent. J'aime toujours écrire, mais ça me semble plus difficile aujourd'hui, après ce qui s'est passé. C'est un peu comme lorsque tu as eu un accident de voiture : tu dois réapprendre à vivre comme tu le faisais. C'est ce que j'essaie de faire maintenant."

Piano

Ce qui rend également Chokebore attachant, c'est cette propension à trouver à chaque fois le détail qui fera de tel morceau un chef-d'oeuvre de sensibilité et de pop, concentré en trois minutes maximum. Ainsi, où Troy est-il allé chercher cette voix si pleine de retenue et d'amour intériorisé sur The Sweetness ? Mais, un peu plus loin, il se livre encore sur Where Is the Assassin?, accompagné d'un simple piano évoquant l'ombre de... Lennon et démontrant donc que Chokebore n'est pas simplement un groupe à guitare. "Ce morceau a été enregistré dans mon salon, ce qui rend l'enregistrement plus spontané et plus relax. On aimerait bien incorporer plus souvent ces enregistrements quatre pistes. Peut-être sur le prochain album". Et on imaginerais même l'univers de Chokebore ouvert à d'autres instruments, plus classiques et intimistes... "Nous sommes ouverts à toutes les possibilités mais le problême, c'est que nous ne savons pas jouer d'autres instruments. (Sourire.) Mais, oui, ça pourrait être très intéressant. Bien évidemment, cela dépend également des morceaux que l'on compose. Tu sais, il est facile de rendre ridicule une chanson en voulant trop en rajouter. De toute façon, pour moi, la musique est toujours délicate. Même lorsqu'elle semble dure".

>Histoire
Surfin' USA

Hawaï, son océan pacifique, sa police d'état. C'est dans ce cadre paradisiaque que se sont rencontrés les trois membres principaux de Chokebore. Trois copains d'enfance, qui se rendent bien compte que de jouer de l'indie punk-rock dans cette île paradisiaque n'est assurément pas le chemin le plus rapide pour être apprécié de ses pairs. Troy, Johnny Kopp (le champion de skateboard, c'est lui) et les frères Kroll (Jonathan et James qui, plus tard, se fera appeler Frank) émigrent vers San Francisco où ils passent un an à composer et à donner quelques concerts sous le nom de Dana Lynn, le temps d'enregistrer un Ep quatre titres. Puis ils descendent à Los Angeles où les choses démarrent véritablement. D'abord repérés via les bandes-sons qu'ils composent pour des videos de skate, ils signent en 1993 sur le label en vogue de Minneapolis, Amphetamine Reptile, pour un premier 45 tours, Nobody / Throats to Hit, rapidement suivi de l'album Motionless. S'ensuivent diverses tournées, dont dix dates avec Nirvana. En mars 1995, sort l'album Anything Near Water, et son tube underground, Thin as Clouds. C'est alors que le groupe tourne pour la première fois en Europe, sans passer par Paris. Entre temps, un nouveau batteur fait son apparition, en la personne de Christian Izzo, et participe en 1996 au troisième album, qui confirme tout le bien que l'on pense alors de Chokebore. Conçu en France, sur les conseils de leurs amis de label, les inénarrables Cows, A Taste for Bitters est le premier disque enregistré sous la houlette de Peter Deimel (Prohibition) au studio Black Box. Le clip de It Could Ruin Your Day passe régulièrement sur M6 et la presse -fanzines et magazines- commence à s'intéresser de plus en plus à cette formation hors-norme. Aujourd'hui, Black Black, encore produit par Peter Deimel, pourrait -et devrait- être l'album de la révélation pour un plus grand public.

Philippe Morisson
Magic! #20
mai–juin 1998